Abandon et adoption

Introduction :

La multiplication des relations parentales est entrée sur la scène publique et vient complexifier un schéma jusque-là bien établi. L’adoption comme toute construction familiale vit au rythme de cette évolution, des avancées sociétales et des questions qui en découlent. Aujourd’hui plus qu’hier, le désir d’être parent se manifeste sur un mode souvent passionnel. Le « droit à l’enfant » est revendiqué par certains, les demandes impossibles d’hier sont réalisables aujourd’hui grâce aux progrès scientifiques mais aussi aux changements de mentalité.

Abandon et adoptionQuels sont les ingrédients indispensables pour que le mot famille garde tout son sens ? De quelles expériences cliniques pouvons-nous disposer pour penser sur ces nouvelles formes familiales actuelles et celles à venir ? Comment l’adoption, par sa construction originale, interroge-t-elle les fondements de la filiation et en offre-t-elle un regard grossissant ?

Nous allons parcourir brièvement l’histoire de l’abandon et de l’adoption, afin de prendre le temps de comprendre comment notre culture pense, vit, imagine et légifère sur la filiation et la parentalité adoptive. Nous tenterons de rester vigilant et d’aborder les deux facettes complémentaires de ces filiations : l’une qui « se défait » et l’autre qui se constitue.

L’abandon d’un enfant peut se faire précocement à sa naissance mais il peut aussi se trouver dans une situation abandonnique, n’importe où dans le monde, livré à lui-même, vivant dans la rue puis recueilli dans une institution ou bien encore subissant des mauvais traitements, des abus. Ces contextes d’abandon viennent prendre une part fondamentale dans la préhistoire adoptive de ces enfants. Nous en aborderons la spécificité et interrogerons, grâce à la clinique, les éléments facilitateurs de ces rencontres familiales mais aussi ce qui peut faire « échec », provoquant des naufrages familiaux.

Filiation : cocréation du biologique, du juridique, du psychique

Définitions :

La filiation désigne un lien de parenté qui unit des générations entre elles. À ce titre, la filiation inscrit un individu dans un réseau généalogique. Nous pouvons référer la filiation à trois axes : biologique, juridique et psychique.

Filiation biologique :

C’est celle de la procréation, par intervention des « produits du corps » de l’un et de l’autre sexe aboutissant à l’engendrement d’un enfant. Le lien biologique ne suffit pourtant pas à « être parent ». La transmission des produits génomiques des deux parents est incapable, à elle seule, de créer une parentalité, une filiation psychique. La maternité fournit l’occasion à ce sentiment de se développer. La naissance d’un enfant n’est jamais une condition suffisante pour « naître » parent, mais peut permettre de le devenir. En revanche, les autres données naturelles (reproduction sexuée, différence des générations, différence du mort et du vivant) serviront de base aux productions juridiques et psychiques de la filiation.

Filiation juridique :

C’est celle du cadre législatif qui définit les règles de filiation.

Elle relève de la convention (désignation du père, de la mère, de l’enfant) et s’élabore toujours à partir des données naturelles en fonction des données culturelles de la société.

La loi est essentielle pour pouvoir intérioriser les repères symboliques propres à définir pour l’enfant sa parenté, sa filiation. L’institution de la loi, par la formalisation du réel en une configuration symbolique, permet de fournir une fiction qui permet de passer de l’individuel à l’universel, de l’être humain à l’être social dans une filiation.

Filiation psychique :

Elle représente une construction subjective de sa propre vérité qui permet de se considérer comme père, mère, fils ou fille.

L’axe psychique de la filiation permet le nouage des trois éléments à la base de toute société : le biologique, le social et la dimension subjective, inconsciente, propre à l’humain. Cette filiation, à la différence de la filiation biologique ou juridique, se construit avec le temps ; sa valeur et sa consistance ne sont jamais établies définitivement au cours de la vie. C’est l’axe de la temporalité, de la rythmicité, du partage, de l’éprouvé d’un vécu commun.

La solidité psychique de cette construction dépasse les données biologiques de la filiation et permet de donner une sécurité à la filiation : la fiction filiative est alors vécue comme vraie car raisonnable. Raisonnable car l’enfant « aurait pu » naître de ces parents-là.

Pour l’enfant, l’élaboration inconsciente et consciente de la rencontre parentale dans la construction de son identité est l’une des composantes essentielles de ce nouage : naître du désir, d’un « enfantement » psychique d’un couple, d’une histoire.

Filiation adoptive :

La situation adoptive est un véritable défi pour la famille eu égard à sa capacité à soutenir ce qui est délié, disjoint, dissocié, en l’occurrence les liens biologiques d’une part et les liens juridiques et psychiques d’autre part. La valeur contenante de la loi permet ainsi de soutenir la dissociation propre à la filiation adoptive grâce à la valeur fondatrice de la fiction juridique. La famille adoptive ne peut soutenir une telle dissociation avec sa volonté propre, son désir ou avec les seules données conscientes de son discours. Lorsqu’il manque l’axe biologique, les deux restants suffisent à permettre la filiation. Mais pour Guyotat, « toute singularité de la filiation dans la réalité (juridique ou biologique) exalte celle de l’image narcissique et inversement, toute inflation mégalomaniaque de cette image, comme dans les psychoses, aboutit à une destruction-reconstruction de la filiation instituée réelle donc vérifiable ». Les deux autres axes vont être fortement sollicités par un mécanisme de compensation.

Par exemple, dans une famille adoptante, très souvent les enfants vont se retourner vers l’axe juridique pour le mettre en doute (questions du vrai parent, du vol d’enfant).

Sur le plan biologique :

L’absence de la filiation biologique peut permettre au couple de ne plus se penser comme à l’origine de l’arrivée de l’enfant et ainsi de favoriser des représentations déréelles, désexualisées de la conception. Or, à la scène originaire propre à l’enfant et à ses parents de naissance devraient correspondre les multiples scènes de rencontre, de désir, de conception d’une histoire commune dont l’enfant à venir serait un des aboutissements.

En absence d’une telle correspondance, l’enfant ne pourra s’originer dans l’imaginaire de sa famille, courant alors le risque d’être toujours considéré comme un enfant d’ailleurs, juste accepté, à peine accueilli.

Sur un plan juridique :

La loi, par la fiction juridique qu’elle instaure, permet de définir la place de chaque membre dans un scénario symbolique cohérent. Dans l’adoption, la valeur créatrice de la fiction juridique est encore plus nécessaire : elle permet d’instituer des parents en absence d’un lien biologique.

C’est grâce à cela que tout enfant, adopté ou non, peut se dire « fils ou fille de » l’un et de l’autre sexe, pour reprendre la formule antique. Avant cela, la loi, en encadrant l’acte d’abandon par les parents de naissance, en définissant son adoptabilité juridique, donne un statut propre et spécifique à l’enfant en attente d’adoption. La loi permet de reconnaître l’interruption filiative, propre à l’abandon, pour donner toute sa place à la création filiative, propre à l’adoption.

« Cette filiation ne soulève pas de problème de preuve puisqu’elle repose sur une preuve préconstituée par le jugement d’adoption. C’est un lien de droit, « c’est un vêtement juridique » qui recouvre une réalité individuelle et sociale et qui diffère selon la situation respective des deux parents. »

Sur un plan psychique :

Grâce à l’intériorisation de cette sécurité filiative, parents et enfants s’éprouveront dans toute la violence de leurs sentiments, donnant ainsi consistance et vérité à la filiation psychique.

La filiation adoptive est une filiation vulnérable, en raison du travail psychique nécessaire plus important pour construire sa parentalité et sa filiation. Les échecs dans l’adoption sont dramatiques et nous interpellent comme professionnels ou comme tiers dans cet espace adoptif. La faillite de la famille à soutenir la fiction filiative apparaît immédiatement dans la clinique des échecs de l’adoption, en particulier au moment de l’adolescence. L’adolescent est alors signalé au juge pour enfants, placé en famille d’accueil, en institution ou logé dans un studio, à l’écart de sa famille. Si un parent ne se reconnaît pas dans son enfant, ce dernier sera vécu comme une menace, persécutant pour lui, son couple, sa famille. Lors de l’adolescence, le fantasme classique à cette période d’« étranger » à soi même et à sa famille prend une coloration particulière si celle-ci considère « réellement » son enfant comme un « étranger dans la maison ». L’intensité des manifestations cliniques à l’adolescence dans la situation adoptive s’explique à notre sens, en partie, par ce qui est vécu par certaines familles non comme un fantasme mais comme une réalité.

Narrativité, fiction et roman familial :

La fiction de toute famille fonctionne grâce au psychisme qui va la faire vivre, dans la continuité qui trouve sa place dans le rapport aux ascendants et descendants.

Au contact maternel, le bébé, dès sa naissance, va retrouver chaleur et protection dans cet impossible retour à sa vie foetale.

Il va grandir et répondre aux signes de celle qui s’investit auprès de lui. Petit à petit au plaisir de cette fusion retrouvée va succéder l’apparition d’un mal-être du manque. Il s’agit de l’apparition des phénomènes d’absence et de présence liés à la mère, donc de sa propre existence, séparée et distincte d’elle dont il souffre. Pour résister à cette souffrance, l’enfant va à la recherche de l’autre, réel et halluciné. Cette mère, unique, en l’investissant dans la continuité, lui fait prendre conscience de son existence et de son identité. Si elle arrive par tous ces sens à lui faire passer un fantasme valorisant, il va alors intérioriser une image positive de lui-même, soubassement narcissique, indispensable à la vie psychique.

Ainsi, en construisant des liens avec son père et sa mère, il acquiert une place stable et claire qui le distingue des autres.

Très vite il va s’interroger sur ce lien mystérieux qu’il pressent entre eux, dont il semble une conséquence. Il s’interrogera alors sur ses origines, sur son origine. Il n’échappera pas alors à la réponse brutale, à la réminiscence ou l’élaboration fascinante et troublante de la scène primitive. L’amour de cet enfant pour ses parents prend deux visages terribles : l’inceste et le meurtre.

Refoulement et condamnation viendront neutraliser ses fantasmes.

La sublimation viendra renverser le drame. La mère est la mère et non pas l’épouse, le miroir trompeur d’un retour fusionnel ; le père est le père, et non pas le rival. L’enfant va substituer des parents parfaits à des parents réels. Il invente le roman familial.

Paradoxe de la filiation : doute et réalité, culpabilité et amour.

Car ce roman doit être reconnu pour ce qu’il est : un roman, un leurre, démasqué ou refoulé. L’enfant revenu sur terre conscient de son identité, de son lien de famille aura alors à restaurer son amour filial, et à élaborer ses défenses. Et ses parents bien moins parfaits, bien plus humains, redeviendront à jamais ses parents.

Parents par l’affection donnée, par la parole prononcée, par la force de l’amour et de la haine, de l’attachement et de la déception qu’ils suscitent, parents par la violence des désirs de l’enfant. Or l’enfant précisément naît des désirs des adultes.

L’enfant au bout de ce parcours psychique naît Sujet, sujet de l’inconscient défusionné, séparé mais relié à ceux qui l’ont désiré et qui se sont inscrits parents auprès de lui. Toute sa vie il n’aura de cesse de chercher sa vérité. La vérité d’un sujet ne se situe ni dans un corps, ni dans une vérité biologique, ni dans des gènes, mais bien dans son psychisme. Là se vivent des états de souffrance, de doute, de questionnements pour le sujet qui s’interroge sur les liens qui l’unissent à ses propres parents. La vérité de la filiation chez un sujet est singulière. Elle se parle et se dit au regard du vécu de celui qui se raconte. La filiation se construit dans cette autonarration qui cherche à relier le sujet à sa famille. Si parfois cette construction prend une allure de promenade, bien des fois, et les adoptions n’échappent pas à la règle, la filiation peut prendre des allures de naufrage. C’est alors qu’il nous faudra nous pencher sur la singularité du sujet qui vient « se » raconter. Singularité qui débute, pour certains enfants, par une histoire d’abandon.

Abandon :

Quelques points d’histoire :

L’abandon d’un enfant a pris des allures très différentes au cours des siècles. O. Faron nous rappelle que dans la Grèce du IVe siècle avant J.-C, Platon recommande l’abandon dans le cas d’enfants malformés ou de parents « inférieurs » tandis qu’Aristote en fait un moyen de contrôle démographique. Il est vrai qu’Aristote compare l’enfant à l’animal : « l’âme de l’enfant ne diffère pour ainsi dire pas de celle des bêtes ». Nous sommes à une époque où l’enfant n’a aucun droit et il est considéré négativement comme un être inachevé. L’enfant n’est qu’un homme en puissance et donc incapable de connaître le bonheur puisque celui-ci vient avec la maturité : « l’enfant ne peut pas être heureux car il n’est pas capable de telles actions en fonction de son âge, et les enfants qu’on appelle heureux ne le sont qu’en espérance car le bonheur requiert, nous l’avons dit, la vertu parfaite et une vie venant à son terme ».

À Rome, le paterfamilias est tel qu’il autorise au père de vendre ou d’abandonner ses enfants, en particulier quand il souhaite « ajuster la taille de sa famille à ses moyens financiers ». Car en droit romain, le père est celui qui donne ou la vie ou la mort. Cette volonté de se constituer le père de son enfant est un rituel essentiel. Ici le lien biologique est impuissant à faire le père. La paternité biologique n’est qu’un fait et pas un droit. En d’autres termes, ce lien, s’il existe, est dénué de conséquences juridiques.

Au regard de l’histoire, force est de constater que l’enfant abandonné est un pauvre parmi les pauvres et que sa condition traduit d’abord la condition incertaine de l’enfance et ce n’est qu’à partir du moment où, à la fin de la période médiévale, des hommes, des lieux spécifiques commencent à prendre en charge le destin de ces bébés mis à l’écart que débute l’histoire de l’abandon comme fait de société.

Il nous faut donc faire un saut de plusieurs siècles et nous arrêter au XIVe siècle pour voir apparaître les toutes premières ébauches de prise en compte de l’enfant abandonné.

Dès 1363, les enfants légitimes seront recueillis prioritairement à l’Hôpital de Saint-Esprit en Grève. Dès le milieu du XIVe siècle, les maternités secrètes seront possibles à l’Hôtel Dieu de Paris ainsi que dans d’autres lieux, en particulier dans les asiles.

Le XVe siècle est caractérisé par les infanticides mais pendant longtemps, la mort d’un enfant et en particulier la mort d’un enfant trouvé, n’entraînait aucune poursuite.

Le XVIe siècle voit la naissance d’un édit de Henri II qui oblige les femmes à déclarer leur grossesse. Si la loi n’est pas respectée et si un enfant mort est retrouvé, la mère peut être pendue, brûlée ou enterrée vive attachée au corps de l’enfant mort.

Également un décret interdit aux mères de dormir avec leur nouveau-né afin d’éviter les infanticides déguisés en accident.

L’époque voit une diminution des infanticides au profit des abandons…sans doute trouvons-nous là un reste de pensée collective qui dépeint les mères abandonnantes comme potentiellement meurtrières.

Le XVIIe siècle met en place les grands principes d’organisation d’un service d’aide à l’enfance abandonnée. Un dossier rassemble pour chaque enfant tous les éléments le concernant et en 1670, le roi institutionnalise l’oeuvre des enfants trouvés.

Le XVIIIe siècle est connu pour la mise en place de ses tours, sorte de tourniquet placé à l’entrée des couvents qui permet à un parent d’abandonner son enfant dans la plus grande discrétion.

Une fois le nouveau-né déposé dans l’alcôve, se déclenche une clochette qui alerte la religieuse qui vient le recueillir. Ce système gère le dépôt de l’enfant et ne se préoccupe pas du parent. Les boîtes à bébés en Allemagne, dans les années 2000, ont repris ce système de dépôt, les modernisant mais se centrant essentiellement sur le recueil de l’enfant sans qu’un accueil ne soit proposé aux parents de naissance.

Le XIXe siècle voit la fin du tour et la création des bureaux ouverts qui sont d’ailleurs ouverts de jour comme de nuit et qui permettent le dépôt du bébé avec 1 mois de réflexion pour la mère pour le récupérer. Ce siècle est surtout marqué par l’apparition de la norme de l’amour maternel qui signe l’existence d’un lien indestructible entre la femme et son enfant.

L’idéologie lignagère va reculer au profit de la protection du lien mère-enfant.

XXe siècle : regard nouveau sur la famille

C’est un siècle qui traduit un regard nouveau sur la famille, la place de la famille dans la société et la place de l’enfant dans la famille, en particulier avec ce que la deuxième partie de ce siècle élaborera, à savoir « les droits de l’enfant ».

La France ressort exsangue de la longue guerre de 1914-1918, celle qui priva les femmes de leurs maris, les enfants de leurs pères. La nécessaire repopulation favorisa l’adoption des enfants « de l’assistance publique ». Le 19 juillet 1923, l’adoption des enfants mineurs est instituée et légalisée. Avant cette date, seuls les enfants majeurs pouvaient être adoptés (loi napoléonienne que Bonaparte avait instituée afin de pouvoir adopter les enfants de sa femme Joséphine) par des parents de plus de 50 ans et avec l’accord du majeur. Désormais l’adoption des mineurs par des adultes de plus de 40 ans sera possible.

Comme nous avons pu le constater, l’histoire, après avoir tenté une prise en charge de l’enfant abandonné, plus ou moins heureuse si l’on en juge par les chiffres effrayants de mortalité infantile, s’est penchée avec la Révolution française sur la prise en charge de l’accouchement avec la possibilité du respect du secret de l’identité de la mère. Cette disposition appliquée d’ailleurs de façon plus ou moins inégale, amènera quelques décennies plus tard le gouvernement de Vichy, favorable à une politique nataliste, à adopter le décret-loi du 2 septembre 1941 sur la protection de la naissance. Celui-ci organise l’accouchement secret et la prise en charge gratuite de la femme 1 mois avant et 1 mois après la naissance de l’enfant, et ce dans tout établissement hospitalier public susceptible de lui donner les soins nécessités par son état.

Ce décret-loi fut abrogé en 1953 mais la protection de la maternité secrète ne fut pas remise en cause. L’article 42 du Code de la famille, organisé par les décrets du 29 novembre 1953 et du 7 janvier 1959, a pris le relais avec un contenu qui respecte le précédent.

Dans cette deuxième partie du XXe siècle, des modifications importantes apparaissent au niveau de l’adoption. Ce n’est pas véritablement dans un même mouvement que la prise en compte de l’abandon et de l’adoption avance, mais plutôt en parallèle, répondant de plus en plus à une ambiance sociale influente. À la fin des années 1950, début des années 1960, quelques affaires devenues publiques témoignent de situations d’enfants délaissés. Certains enfants, confiés à des familles adoptives, se voient du jour au lendemain arrachés à ces familles pour être rendus à leurs familles biologiques (affaire Novak). Les méthodes très policières qui consistaient à aller chercher l’enfant chez ses parents adoptifs étaient suffisamment courantes pour préoccuper la société du XXe siècle : qu’est-ce qu’une famille, qu’est-ce qu’un père, une mère ? De nouvelles définitions tentent de voir le jour. La place du biologique se voit questionnée au travers du délai dit « de rétractation », temps laissé aux parents de naissance pour affirmer l’abandon définitif de leur enfant. Combien de temps un lien biologique demeure t-il vivant, combien de temps doit-on autoriser le retour éventuel des parents ? Un enfant peut-il se construire dans cette durée improbable : 30 ans, 2 ans, 1 an, 3 mois… ou moins ?

Quand peut-on dire qu’il y a abandon ?

Pendant des décennies, le sort de l’enfant abandonné était complexifié par cette question de délai qui étrangement n’avait pas été abordée par les responsables politiques, laissant survivre le vieux droit du délai « de tierce opposition » permettant à tout parent de naissance de revendiquer sa parentalité durant 30 ans.

Ce délai étrangement long au regard d’une durée de vie moyenne et surtout au regard de l’enfance rendait trop précaire le statut de l’enfant au sein de sa famille adoptive.

Le 14 janvier 1974, le Code de la santé publique précise, par son article 20, les modalités d’admission des mères confiant leur enfant en vue d’adoption : « si, pour sauvegarder le secret de sa grossesse ou de la naissance, l’intéressée demande le bénéfice du secret de l’admission, dans les conditions prévues par l’article 42 du Code de la famille et de l’aide sociale, aucune pièce d’identité n’est exigée et aucune enquête n’est entreprise… ».

Quatre ans plus tard, l’État pense à protéger les dossiers administratifs, par sa loi du 17 juillet 1978, des abus possibles et rappelle que l’accès au dossier administratif appartient à la personne en propre et que son contenu doit être restitué à celle-ci à sa demande.

L’article 42 du Code de la famille et de l’aide sociale sera remplacé le 6 janvier 1986 par l’article 47 du Code de la famille.

Ce dernier toujours en vigueur rappelle : « les frais d’hébergement et d’accouchement des femmes qui ont demandé, lors de leur admission en vue d’accouchement dans un établissement privé ou public conventionné, à ce que le secret de leur identité soit préservé, sont pris en charge par le service de l’Aide sociale à l’enfance du département siège de l’établissement. » « Pour l’application de l’alinéa précédent, aucune pièce d’identité n’est exigée et il n’est procédé à aucune enquête ».

« Lorsque le nom du père et de la mère de l’enfant figurent dans l’acte de naissance établi dans un délai prévu par les articles 55 et suivants du Code civil, la prise en charge et les frais d’hébergement et d’accouchement par le service n’est pas de droit. »

La loi du 8 janvier 1993 vient inscrire la demande de secret de la femme, « l’accouchement sous X » dans le Code civil.

L’ambiance toujours conflictuelle autour du « pour ou contre la possibilité de secret », a entraîné le 5 juillet 1996 une nouvelle réforme de l’adoption, proposée par le professeur Mattei, réforme qui n’a pas remis en cause la possibilité de la mère d’accoucher dans le secret. Il est intéressant de noter que le désir de réforme sur l’adoption s’est aussi penché sur l’abandon, signifiant à quel point les conditions de l’abandon et de l’adoption doivent être traitées dans un regard de réciprocité.

Ces nouvelles propositions inscrivent une pratique qui a toujours existé (mais qui était ignorée), à savoir la possibilité pour la mère de lever le secret de son identité. Par cette inscription légale, la possibilité pour la mère de rajouter à tout moment des éléments dans le dossier de son enfant est mieux connue et donc mieux pratiquée. L’information restera toujours un point fondamental en démocratie. C’est ce qui permet à chaque citoyen de se saisir d’un cadre légal pour défendre ses intérêts.

Également la loi de 1996 mentionne que les femmes peuvent bénéficier d’un accompagnement psychologique et social de la part du service d’Aide sociale à l’enfance. Ces changements législatifs prennent fin avec la création en 2002 du Conseil national d’accès aux origines personnelles, le CNAOP, qui a pour mission de faciliter la recherche des mères de naissance, à la demande des personnes adoptées. Or, cette loi, en ne requestionnant pas le sens de la filiation, a créé des impostures. Par exemple, faire croire à des personnes qui se décrivent elles mêmes comme vulnérables qu’il existe un lieu des origines où elles trouveront « qui elles sont à travers une identité biologique » relève du leurre. Elles peuvent identifier celui ou celle responsable de la naissance dans le cadre de retrouvaille. Quant à la parentalité, elle reste un processus qui se construit dans une temporalité et dans un vécu qui se partage. Autoriser la levée du secret de l’identité après la mort de la mère de naissance, sans que son avis laissé de son vivant soit pris en compte, en est un autre. Si l’État statue en amalgamant la biologie et les origines personnelles, il devra alors appliquer à tous les enfants à naître, dans un souci d’égalité, cette recherche biologique. Nous risquons un jour de voir des scénarios de science-fiction, où l’accueil en maternité devra prendre alors la forme d’un recueil des acides désoxyribonucléiques (ADN) de l’homme et de la femme se présentant comme le père et la mère de l’enfant à naître. On voit là la dérive et le danger de toute biologisation des origines filiatives qui pourrait annuler l’intimité et la liberté du Sujet.

Accompagner la filiation qui « se défait » : quelles pratiques ?

Si espérer un enfant qui ne vient pas et qui conduit ensuite à une demande d’adoption se doit d’être parlé pour permettre une élaboration psychique, le processus doit être également pensé dans les situations inverses. Attendre un enfant (sans s’en rendre compte en général dans les premiers mois de la grossesse), puis décider de renoncer à lui, demande que cet acte soit interrogé et rattaché à un récit, c’est-à-dire à l’originer dans l’histoire du Sujet agissant. Il s’agit d’organiser l’accueil du ou des parents, d’offrir un lieu de parole où les mots viendront signifier l’impossible accueil de cet enfant à naître.

Nous devons toutefois convenir, qu’apprendre qu’une femme peut être enceinte sans vouloir garder cet enfant nous confronte à un acte intolérable du point de vue de la morale. Il est donc fort compréhensible d’entendre communément comme première défense une rationalisation de l’acte d’abandon afin de le supporter : ainsi ces femmes sont souvent décrites comme victimes d’abandon par leur conjoint, très jeunes ou très défavorisées. La réalité est tout autre et les femmes que nous recevons à la maternité présentent des profils aussi diversifiés que les autres futures mères.

Si la dimension choquante de cet acte vaut pour chacun d’entre nous, notre fonction de clinicien nous demande de nous pencher sur les actes extrêmes afin d’en tirer un enseignement ; l’abandon d’un enfant à la naissance est un acte incohérent et illogique (dans le sens conscient du terme). Or, nous rappelle De Mijolla, nous savons « que toute intrigue anachronique est une sorte d’écho du passé où se cache un sens à trouver et que le Moi qui agit devant nous aujourd’hui nous fait signe à travers son incohérence. » Par ailleurs, cette appellation de « mère » à leur sujet était régulièrement source de discussions et de conflits parmi les professionnels, signe de notre malaise. Mais peut-on nommer « mère » une femme qui projette l’abandon de son enfant ? G. Khaïat, lors d’un colloque en 1995 dans une discussion avec d’autres intervenants à propos des mères porteuses, évoque qu’il est impossible qu’une femme porte un enfant comme si ce n’était pas le sien. Il dit « Je crois qu’il faut qu’elle fabrique son propre enfant, qu’elle lui parle, qu’elle le porte comme si c’était le sien, pas celui de quelqu’un d’autre. À elle ensuite d’offrir son enfant à quelqu’un d’autre si elle le décide ». À propos des mères qui abandonnent leur enfant à la naissance, nous pourrions nous rapprocher de ces paroles, tout en précisant que ce n’est pas l’enfant qu’elle fabrique en premier lieu mais, par la narration, c’est sa propre maternité qu’elle constitue. Un enfant ne peut naître que d’une mère qui se déclare mère. C’est la narration de la mère pour la mère qui permettra la narration pour l’enfant et donc permettra de faire passer l’acte d’abandon en acte de renoncement. La différence repose sur l’existence de l’enfant dans la psyché de sa mère : il ne suffit pas de naître vivant pour être en vie (exemple : les enfants abandonnés dans des orphelinats et simplement nourris sans un mot prennent le chemin de la folie quittant le monde des humains).

Le désir est porteur de vie, de filiation, de parentalité. C.

Flavigny nous le rappelle très clairement en posant la question : « Comment se fait-on parent ? Fondamentalement par le désir, et comme dans tout désir (ceux qui mettent en scène notre humanité), il y a la facette consciente et celle plus obscure inconsciente qui peut retarder, exclure, l’envie consciente ou au contraire la précipiter. »

Ainsi pour notre part, nous soutenons que la maternité naît d’un processus de narration. Ce sont les mots qui ont le pouvoir de soutenir et donner la vie. Toute rupture de ce processus entraîne une faille dans les capacités à se penser mère, à être mère et chacune de ces ruptures a des incidences sur le bébé à naître ou le bébé qui naît.

De ce concept est née une pratique de consultation, d’inspiration psychanalytique. C’est l’histoire psychique, celle qui est constituée d’inconscient, qui doit être révélée. À cet effet, des rendez-vous sont proposés et ponctuent le temps. La temporalité est essentielle ; elle vient rappeler à ces femmes qui ont commencé une maternité hors du temps que la réalité de la grossesse est justement basée sur un calendrier. Le temps nous est compté et c’est la particularité de cette pratique clinique.

L’enfant doit naître après la naissance de la maternité de sa mère.

Dans un état d’être enceinte, elle doit passer psychiquement de cet état de grossesse à l’attente d’un enfant puis l’attente d’un enfant dont elle se sépare. Dans cette temporalité, le voyage intemporel, le travail psychique va commencer et se réaliser.

Être mère pour renoncer à l’être est un étrange voyage douloureux, silencieux où l’histoire se murmure avant de se dire puis de se révéler ; témoins de leurs parcours qui les emmène à rompre avec l’histoire familiale, nous prenons la mesure de ce sauvetage, offrant comme espace de travail ce temps intemporel qui ponctue la narration, qui la scande.

L’oeuvre du psychisme ou les idées s’associent sous une forme d’anarchie, succession d’énonciations reliées à des perceptions internes, pleines de représentations qui font alors office de fonction « images » qui prennent sens et guident le Sujet.

Renoncer à l’enfant c’est renoncer à une part de l’histoire familiale maudite, celle qui ne se dit pas, qui s’enkyste, qui se glisse sournoisement dans la tête de chaque membre de la famille.

Pour que l’enfant ne soit pas abandonné par sa mère, pour que sa mère et son père ne soient pas exclus du monde des humains, il nous faut créer des espaces psychiques dans les lieux de naissance, pour que le soin psychique, quand il est nécessaire, puisse se faire le plus précocement possible.

Adoption :

Quelques statistiques :

Le phénomène de passages d’enfants d’un pays à l’autre par le biais de l’institution adoptive fonctionne en réalité à sens unique. Le passage se fait toujours vers des pays favorisés depuis des pays à forte démographie et faible développement selon un axe Sud-Nord et depuis peu selon un axe Est-Ouest. Le chiffre annuel des adoptions internationales sur un plan mondial approche actuellement les 30 000 adoptions par an.

D’après les chiffres de la Mission adoption internationale (MAI) de 2005, sur près de 6 000 adoptions annuelles en France, près de 4 000 viennent de l’étranger (contre 1 000 dans les années 1980, contre dix dans les années 1970). Si l’on rapporte ce chiffre au nombre de naissances annuelles, soit 700 000 enfants, il existe un ratio de huit enfants adoptés, dont cinq à l’internationale, pour 1 000 enfants : soit un total de près de 1’enfant adopté pour 100 naissances (0,8 % pour être précis).

On retrouve pour 2005, parmi les cinq premiers pays d’origine : 507 enfants d’Haïti, 491 enfants de Chine, 445 enfants de Russie, 390 enfants d’Éthiopie, 363 enfants du Vietnam. Il est intéressant et préoccupant de relever qu’aucun des cinq pays dont sont issus la majorité des enfants adoptés en France n’a signé la convention internationale de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale.

Démarche d’agrément :

Cette démarche peut s’illustrer parfaitement par les propos du philosophe J.-P. Pierron, auteur d’un ouvrage sur l’adoption : « C’est en s’abandonnant que l’adoption donne progressivement visage au désir d’enfant. S’abandonner. L’abandon n’est pas forcément où l’on croit ! Le dénouement du geste adoptif expérimente le dénuement de l’initiative. Perdre pied. Non pas partir à la dérive mais être emporté par une vague plus sûre que nos assurances, telle est l’expérience adoptive. Pour elle, l’urgence est à l’attente, l’agir est un pâtir, la réponse une question. »

L’agrément est une procédure qui doit se dérouler sur une durée de 9 mois à compter de l’enregistrement de la demande.

Il est valable 5 ans sur l’ensemble du territoire national. Il est effectué par des professionnels des services départementaux, assistante sociale et psychologue, qui sont chargés d’apprécier les conditions d’accueil des enfants tant d’un point de vue matériel, qu’éducatif et psychologique. En parallèle, un médecin psychiatre intervient parfois dans cette procédure selon les départements. À noter qu’aujourd’hui, cette rencontre n’est pas obligatoire et peut être réalisée par n’importe quel médecin psychiatre. Nous regrettons que cette démarche ne soit pas remplie par des médecins agréés et connaissant bien les situations adoptives, afin de favoriser la qualité des échanges avec les futurs parents. De même nous soutenons l’aspect indispensable de cette rencontre.

L’agrément précise, pour chaque couple, le nombre d’enfants souhaités, leur âge et parfois des caractéristiques qui peuvent être liées à la culture de l’enfant, à son état de santé, à son histoire. En effet certains parents préfèrent s’orienter vers une culture plutôt qu’une autre au regard de leur propre histoire, choix indispensable pour la qualité future de l’accueil de cet enfant. Il ne s’agit pas du tout d’un racisme déguisé comme nous pouvons parfois l’entendre, mais tout simplement d’un élément qui va venir rencontrer la famille adoptive. Ce peut être lié à la langue du pays que l’un des parents parle, au fait d’avoir des amis dans une culture choisie, une attirance tout simplement pour un pays en particulier.

La question du choix du prénom revêt les mêmes préoccupations.

Il ne peut être tenu par un autre que le parent lui-même.

Un parent a besoin de nommer son enfant et de l’inscrire dans son histoire. Ce geste symbolique ne veut pas dire qu’il en oublie l’origine de l’enfant ou qu’il essaie d’effacer une histoire passée ; les familles adoptives sont aujourd’hui sans cesse influencées dans leurs choix parentaux par des pensées extérieures qui viennent les inhiber ou les culpabiliser dans leurs choix. La désignation est importante (la société désigne le parent adoptif), la nomination également (l’enfant est nommé par le parent désigné). Ainsi la filiation adoptive prend toute sa place dans l’ordre symbolique de la déclaration.

Tous ces éléments doivent être entendus et non jugés au moment de la procédure d’agrément.

Ainsi, si l’agrément est une procédure administrative définie par la loi, c’est avant tout un moment de questionnement, de maturation psychique. Les parents adoptifs parlent de parcours du combattant pour évoquer cette période d’obtention d’agrément et c’est bien regrettable que ne soit pas plus évoquée la dimension symbolique de ce cheminement. On ne s’improvise pas parent adoptif et les situations d’échec et de souffrance de ces familles que nous recevons dans nos cabinets ne font que confirmer la dimension très délicate de ces constructions familiales. Les enfants rendus à l’Aide sociale à l’enfance, par des parents adoptifs excédés, blessés par les comportements inattendus de leur enfant qui les pousse à la fin à s’en séparer, ne sont pas des cas isolés. Aujourd’hui les échecs d’adoption s’élèvent à 3 % (enfant rendu à l’Aide sociale à l’enfance) mais nous savons que ce chiffre est bien inférieur à la réalité.

Cet état des lieux démontre que notre civilisation très technicienne ne peut pas résoudre par ces techniques tous les problèmes humains. Notre tendance à inventer sans cesse des dispositifs pour résoudre des questions ne peut s’appliquer dans le domaine de la filiation même si nous avons fait des progrès scientifiques incontestables. « L’adoption n’est pas un dispositif mais une disponibilité » et c’est en cela que l’agrément dans sa symbolique est incontournable… Espace de pensée, ouverture sur cette construction familiale qui vient interroger ce besoin de se reproduire en dehors de la reproduction biologique.

Par cet espace de pensée anticipatoire, nous pouvons pour une part prévenir les échecs. L’agrément dans sa temporalité permet un accompagnement solide de ces futurs parents, les aidant à penser ce devenir parent, avec les particularités liées à l’accueil d’un enfant qui naît dans une autre histoire.

Cette procédure est, d’un point de vue psychique, une métaphore de l’attente de l’enfant et par sa temporalité, les futurs adoptants y effectuent un travail sur eux-mêmes, sur leur lignée, sur le sens de la poursuite de cette histoire familiale transgénérationnelle, en inscrivant un enfant porteur d’une autre histoire. Il ne s’agit pas du tout d’évaluer le désir mais de soutenir une narrativité qui inscrit chacun dans une histoire familiale qui évolue et se transforme au fil des générations.

Clinique de l’adoption :

Sur la motivation humanitaire :

La motivation humanitaire lorsqu’elle résume le geste d’adoption est un facteur de risque en soi. Il est important que les couples puissent élaborer cette question cruciale : « pourquoi l’enfant à adopter doit être celui du bout du monde ? ».

La pénurie des enfants à adopter en France ne peut constituer une réponse suffisante. En revanche, l’idéalisation excessive de l’enfant venu d’ailleurs joue un grand rôle dans cette réponse.

Beaucoup de couples courent de plus grands risques en allant chercher un bébé à l’internationale avec les risques de faux certificats médicaux, de maladies non dépistées, de carences affectives précoces, de trafics d’enfants, plutôt que d’adopter un enfant en France, certes plus âgé mais dont on connaît parfaitement l’histoire, son adoptabilité psychique et ses attentes. De plus, beaucoup d’adoptants, une fois dans le pays d’accueil, vont élargir leurs critères d’accueil qu’ils s’étaient fixés en France. Cet élargissement peut porter aussi bien sur l’ethnie, l’âge plus tardif, l’acceptation d’une fratrie, la présence d’un handicap, un état psychique à évolution plus incertaine. Alors pourquoi ne pas avoir fait plutôt un travail d’élaboration en France qui aurait pu permettre l’adoption d’un pupille d’État ?

Lors de l’agrément, il est important d’investiguer les représentations et les émotions suscitées par l’histoire de l’enfant à venir afin d’apprécier les capacités métabolisantes et élaboratives des demandeurs. Par exemple, les représentations imaginaires de l’abandon des parents de naissance sont toujours évoquées. Les projections anxieuses, horrifiées, négatives sur le pays, l’enfant ou ses parents de naissance peuvent empêcher tout mouvement identificatoire des parents vers l’enfant. Ainsi, un couple lors d’un entretien préalable à l’agrément se questionnait « Comment peut-on abandonner un enfant alors qu’on n’est même pas pauvre, c’est horrible, à la rigueur si c’est un viol ou un inceste ». Ce couple ne pouvait envisager l’incapacité filiative de certaines femmes qui abandonnent leur enfant en dehors de motivations compassionnelles. Si les parents associent à l’abandon quelque chose de l’ordre de la honte, du rejet ou du dégoût, cela sera autant d’affects et de représentations inassimilables pour eux, qui resteront pour l’enfant à assimiler dans son histoire, quitte à s’identifier à un enfant devenu « horrible » car venant d’une histoire « horrible » d’autant plus proche de lui que ses parents la rejettent.

Pour nous ce sont des « histoires psychiques » qui font que, à un moment donné, la filiation par rapport à cet enfant était impossible, très souvent pour des raisons transgénérationnelles.

Sans interruption volontaire de filiation d’un côté, il n’y aurait pas de création de filiation de l’autre.

Origines lointaines et origines biologiques :

Beaucoup de parents adoptants pensent qu’il est nécessaire d’élever son enfant dans une double culture, la leur et celle du pays de naissance de l’enfant, quel que soit l’âge d’arrivée de l’enfant. Certains apprendront la langue du pays à cette occasion, garderont le prénom local, prendront une nourrice du pays pour élever l’enfant, habilleront l’enfant en costume local, changeront de façon de manger, couvriront leur maison de tableaux, posters de « là-bas »… L’ensemble de ces attitudes est actuellement rationalisé par des idées concernant « le respect de ses origines, l’importance de lui donner le choix plus tard, l’importance de lui rappeler son histoire ou encore de ne surtout pas le couper de sa culture ».

Ces attitudes reflètent un discours collectif actuel qui veut résumer l’origine à une identité culturelle. Il s’agirait donc de réduire la parentalité adoptive à sa facette éducative. Or la filiation adoptive est une filiation à part entière dans laquelle l’enfant s’originera. Sans eux, sans leur rencontre, sans leur histoire ils n’auraient jamais eu cet enfant. Tout un pan de l’histoire, de la culture des parents risque de ne pas être transmis si les parents valorisent à l’excès les origines biologiques de l’enfant.

Parfois le parent se sent entravé par son infertilité passée et n’ose se revendiquer comme parent. Tout se passe comme si pour lui l’infertilité se mélangeait avec impuissance et géniteur avec paternité.

Considérer l’origine biologique comme la seule origine valable de l’enfant fait partie des facteurs les plus déstabilisants pour les enfants adoptés. Nous voyons de plus en plus de parents commencer la consultation pour les problèmes de leur enfant par : « Vous savez il est adopté, je sais qu’un enfant a deux origines, je suis tout à fait d’accord pour l’emmener dans son pays d’origine…, peut-être que ses problèmes viennent d’ailleurs, nous ne savons rien sur lui avant, on ne peut pas lui dire grand-chose, peut-être que là-bas… ».

Ce discours, véhiculé par les médias en particulier, risque de sortir les parents de la scène parentale et de laisser l’enfant face à un vide angoissant. Les parents justifient souvent leur attitude par des rationalisations visant à trouver des raisons, là encore en faisant appel à la réalité « Mais ses parents… ils viennent d’ailleurs ».

C’est le phénomène d’aimantation de la réalité. C’est une occasion formidable pour des parents de se sortir de cette scène parentale et c’est une tentation qu’ont tous les parents, pas seulement adoptants. Tous les parents aimeraient se sortir des conflits qu’ils ont avec leurs enfants en trouvant des raisons qui leur sont extérieures. Cette tendance risque donc d’évacuer, de sortir les parents de la scène parentale, c’est-à-dire de se récuser comme origine de l’enfant donc comme parent.

Objectifs de la pratique clinique :

La clinique de la situation adoptive montre l’intrication constante, la collusion, parfois la confusion de la réalité historique et de la réalité fantasmatique quant à la construction de l’histoire familiale chez tous les membres de la famille.

Deutsch souligne cet aspect dès les années 1940 : « La cause première des réactions psychologiques de l’enfant adopté ne réside pas tant dans les circonstances de sa naissance que dans les conséquences de ce fait réel sur l’entourage, en particulier chez la mère adoptive ». L’éducation ne devrait pas être différente mais parfois elle l’est, comme si la situation adoptive autorisait plus les fantasmes et les projections.

Ainsi, la « réalité historique » (abandon de l’enfant, histoire des parents de naissance, histoire préadoptive de l’enfant) sera souvent utilisée d’une façon univoque par les parents pour expliquer les troubles de l’enfant ou l’incompréhension devant les attitudes de l’enfant.

La situation adoptive (existence de parents de naissance projetant leur ombre sur la chambre d’enfant) favorise les difficultés qui peuvent également surgir dans la situation ordinaire, où elles prennent alors une autre forme et sont moins immédiatement rationalisées. Les parents pensent souvent que le symptôme de l’enfant, ou son attitude en général, serait la conséquence directe d’une histoire inconnue ou trop connue « réelle », dont ils ne seraient que les spectateurs passifs et impuissants.

Cette « histoire passée » possède un fort pouvoir attractif sur le plan fantasmatique et risque d’empêcher toute mise en perspective historique des enjeux passés et actuels entre l’enfant et ses parents. Toute attitude de l’enfant est observée à travers le prisme de la situation adoptive qui fonctionne alors comme un mécanisme « saturateur de sens ».

Nous pouvons définir quatre objectifs aux différents temps de l’accompagnement de la famille adoptive.

• Restaurer la polysémie symptomatique des attitudes de l’enfant en le convoquant comme un enfant du couple présent et de leur passé (enfant fantasmatique des rêveries du couple) et non pas uniquement comme résultant d’un passé angoissant ou menaçant.

• Repérer les fantasmes parentaux étayés ou non par la réalité historique (représentations imaginaires à valeur défensive).

L’une des conditions essentielles de réussite des consultations est d’intégrer et de dépasser les idées pénibles concernant la « réalité » comme : l’infertilité du couple quand celle-ci est à l’origine de l’adoption, les parents de naissance (rivaux, dépréciés, inconnus, tout-puissants, angoissants) et l’histoire de l’enfant avant l’adoption (histoire préadoptive).

• Repérer les mécanismes compensatoires des parents et de l’enfant en réponse à ces projections identificatoires. En réponse à la monosémie des attitudes de l’enfant, la famille développe des mécanismes de « compensation réciproque » pour répondre aux scénarios fantasmatiques à sens unique dominés par les fantômes du passé. L’enfant pourra s’enfermer lui aussi dans des explications causalistes autour de son histoire préadoptive. Le risque pour l’enfant est alors de désinvestir la scène parentale adoptive comme lieu insuffisamment historicisant, donc sécurisant pour lui.

• Replacer dans le noyau familial ce qui était projeté au dehors : travail d’historicisation des symptômes par rapport aux imagos fondatrices des parents.

Questions actuelles :

Actuellement, les questions autour de la filiation se sont considérablement complexifiées depuis qu’il est possible de fabriquer des enfants avec ou sans sexualité, avec ou sans corps.

Nous pouvons fabriquer du corps, de la biologie en nous appuyant sur les progrès scientifiques et notre capacité à isoler des cellules et les reproduire ; il restera ensuite à permettre au sujet d’exister, de s’inscrire dans une histoire, de la vivre, de la porter et de la transmettre. Là est le défi de la filiation et de sa survie. Là est le défi des nouvelles familles d’aujourd’hui.

Pourtant certaines fictions relèvent de la science-fiction filiative lorsqu’elles ne permettent plus le travail filiatif propre au psychique. C’est-à-dire lorsque les fictions ne répondent plus à la nécessité pour chacun de se situer dans des places qui les relient en tant que parent et enfant, dans le respect de ce qui fonde la filiation : la différence des sexes, des générations, de la vie et de la mort. Repères indispensables pour permettre à l’enfant de construire son roman familial et vivre sa conflictualité oedipienne.

Dans le quotidien Libération de mars 2002, nous pouvions lire à propos du « Désir gay » : « Il suffit d’un pot de confiture et d’une seringue pour faire un enfant et pour devenir père ».

Cette affirmation qui prône la dimension biologique de la reproduction, mène-t-elle sur le chemin de la parentalité ?

La revendication d’un enfant, via l’adoption ou les aides médicales à la procréation par les couples de même sexe, a le mérite d’ouvrir le débat entre parentalité, sexualité, biologie, et tente d’inscrire le droit au projet d’enfant dans une conjugalité aujourd’hui affirmée. Mais si la question éducative est un faux débat pourtant revendiqué « scientifiquement », la question d’ « homoparentalité » ouvre, dès sa nomination, sur une contradiction : le radical homo, « le même », évoque une similitude là où le lien parental revendique l’expérience de la différence. Il n’y a pas de parentalité sans altérité. La réalité du sexué place invariablement du masculin et du féminin dans toute parentalité.

La question est également ouverte par le possible clonage et les incidences de celui-ci. Le sujet est grave et montre comment l’axe biologique de la filiation est aujourd’hui manipulable et donc manipulé. Le clonage met en évidence la partie reproductive de l’homme mais pas sa dimension humaine de transmission.

Axel Khan, généticien, plaide pour la criminalisation du clonage reproductif humain en rappelant que la décision de cloner n’est pas une liberté individuelle : « Elle pose la question de savoir si on est libre de créer un individu qui court le danger d’être aliéné, de par sa prédétermination génétique absolue.

Pour moi un débat démocratique bien conduit sur le clonage essayera de toucher du doigt ce qu’est le but de la démocratie : d’une part débattre, mais aussi trouver le moyen de protéger ceux qui n’ont pas accès au débat, les opprimés, les plus faibles, les clones potentiellement. De toute façon que je sois optimiste ou non, je sais que ce combat doit être mené. » Axel Khan pointe ce que nous appelons « Le biologique dévêtu. » Le biologique privé de l’axe juridique et psychique redeviendra ce que Legendre craignait « de la reproduction de chair humaine. » Seul le biologique investi par le juridique et vivifié par le psychique mène au chemin de l’humanité. La remise en cause de la fiction oedipienne au profit d’une seule vision biologique ou sociologique de la famille ne permet plus de fournir un sens, une narrativité, un cadre susceptible d’organiser les fantasmes originaires à la base de toute famille.

Conclusion :

L’accès à la remémoration de représentations ou d’affects douloureux de sa propre enfance est l’une des meilleures façons d’éviter la répétition des scénarios fantasmatiques propres à la dysparentalité adoptive. La répression, l’isolement des affects ou des représentations douloureuses de sa propre histoire risquent d’entraver tous mécanismes identificatoires à ses propres parents non satisfaisants. Cela entraîne inévitablement la réactualisation avec son enfant de sa propre enfance douloureuse sans possibilité d’avoir un accès empathique ou identificatoire aux conflits de l’enfant. Le travail thérapeutique au fil des consultations permet alors d’accéder progressivement aux représentations internes douloureuses du (des) parent (s). Le symptôme de l’enfant devient alors inutile comme signifiant extérieur de la carence représentative interne du (des) parent (s).

L’adoption ne repose ni sur un droit à l’enfant, ni sur un désir fondé sur la compassion. Aucun État, aucune convention internationale ne reconnaissent un droit à l’adoption. L’adoption ne vient pas réparer une injustice, suppléer un manque ou authentifier un besoin. La situation adoptive montre à quel point elle est intriquée au caractère institué de la filiation et ne peut se modeler à n’importe quelle demande parentale. Il ne nous semble pas dans l’intérêt de l’enfant de faire reposer sur lui la validation filiative de toutes les situations de vie des adultes indépendamment du sexe, de l’âge, des états psychiques.

La situation adoptive ne doit pas valider une situation filiative d’adulte mais rester au service de l’enfant dans la création d’une famille maritale ou conjugale, en accord avec les normes filiatives propres aux structures de la parenté universelle.