Enfants déficients visuels

Enfants déficients visuelsIntroduction :

La vue occupe une place particulière parmi les sens, puisque 80 % des informations que nous traitons sont visuelles. La vision nous permet d’interagir sur notre environnement dont elle autorise l’appréhension à distance, et c’est le feedback visuel qui apporte rapidité et précision dans l’action, motrice ou psychique. La vue est un sens particulièrement investi fantasmatiquement, certainement en lien avec les mythes antiques.

Les termes qui s’y réfèrent se retrouvent dans nombre d’expressions qui, souvent, renvoient soit au plaisir (voir la vie en rose, faire les yeux doux, etc.) soit à la toute-puissance (fusiller du regard, dévorer des yeux, etc.). Il va donc de soi que l’atteinte des capacités visuelles d’un enfant a des conséquences non seulement sur le plan organique, mais aussi sur les interactions parents-enfant, et de fait sur la relation au monde de cet enfant déficient visuel.

Plusieurs éléments nous semblent devoir être pris en considération sur le plan pathologique et psychopathologique, dans la prise en charge d’un enfant déficient visuel et l’accompagnement de sa famille :

• l’intensité de la déficience visuelle ;

• le moment d’apparition de cette déficience visuelle (atteinte congénitale/pathologie acquise) ;

• le type de pathologie (l’évolutivité ou non de la déficience visuelle, l’engagement ou non du pronostic vital).

Intensité de la déficience visuelle :

Dans le cadre de la déficience visuelle, il faut distinguer deux catégories de handicap visuel : le sujet aveugle et le sujet amblyope. Le mot « aveugle » vient du latin ab oculis, privé d’yeux, expression qui a éliminé le mot caecus repris dans la formation savante « cécité ». Le terme grec ambluôpos, de vue faible, a donné le mot « amblyope ».

Sont atteints de cécité complète les sujets dont la vision est nulle au sens absolu du terme avec abolition de la perception de la lumière. Sont considérés comme atteints de quasi-cécité ceux dont l’acuité visuelle du meilleur oeil est égale ou inférieure à 1/20 après correction ou dont le champ visuel est inférieur à 20° dans le secteur le plus étendu. Les aveugles ainsi définis ont droit à la mention « cécité » sur leur carte d’invalidité. L’ensemble des études statistiques s’accorde pour trouver une proportion d’aveugles congénitaux de 1/10 000 naissances dans les pays dits « développés », proportion bien supérieure dans les pays du tiers-monde du fait de pathologies infectieuses, de carences nutritionnelles et de pathologies génétiques liées à la consanguinité.

Les amblyopes ont une acuité visuelle, après correction, comprise entre 3/10 et 1/20. Ces définitions recouvrent une grande disparité d’atteintes visuelles et ne prennent pas en considération le degré de gravité de l’atteinte fonctionnelle : or, à acuité visuelle égale, la vision fonctionnelle sera très différente selon qu’il y a atteinte sur un seul oeil ou sur les deux yeux (possibilité de vision binoculaire ou non), selon le type d’atteinte du champ visuel et selon l’utilisation effective que chaque enfant en fera.

L’atteinte du champ visuel, due à une destruction progressive des cellules de la rétine ou à une atteinte du nerf optique, peut être soit centrale (et entraîner une baisse rapide de l’acuité visuelle avec une perte de capacité à la discrimination – gêne à la lecture, aux travaux de précision –) ; soit périphérique, avec un champ visuel tubulaire (particulièrement pénalisant dans les déplacements mais qui permet longtemps la conservation de la lecture « en noir ») ; soit annulaire, associant une atteinte centrale et une atteinte périphérique avec la conservation d’une zone de vision entre les zones atteintes ; soit amputée par quadrant ou par moitié (quadranopsie-hémianopsie) ; soit morcelée par des atteintes lacunaires multiples comme un puzzle dont on aurait enlevé plusieurs pièces.

Âge d’apparition de la déficience visuelle et différents types de pathologies :

La cécité ou la déficience visuelle peuvent être congénitales ou acquises.

Pathologies congénitales ou du tout début de la vie :

Pathologies génétiques :

Elles s’expriment le plus souvent dès la naissance. Leur gravité en est variable selon l’atteinte visuelle et selon qu’elles s’inscrivent ou non dans un syndrome polymalformatif.

Comme toutes les pathologies de la petite enfance, elles interviennent dans l’accordage mère-enfant et l’étiologie génétique prend une place particulière dans l’inscription de cet enfant dans une filiation. Après René Kaës, Ciccone a exploré la notion de « fantasme de transmission » : la confrontation avec le handicap attaque le lien généalogique, générationnel.

Le handicap produit une rupture dans le lien de filiation, mais permet aussi « la suture de cette rupture » : l’enfant handicapé est reconnu par ses proches à la fois comme étranger et comme des leurs dans la recherche de représentations transgénérationnelles. Parmi les pathologies génétiques, on décrit les suivantes.

Rétinopathies :

Atteintes évolutives des cellules rétiniennes, elles aboutissent, après une baisse progressive de la vision, à la cécité qui peut intervenir soit dès l’adolescence, soit à l’âge adulte, voire même tardivement. Certaines sont isolées, d’autres s’inscrivent dans un syndrome à expressions multiples comme le syndrome de Bardet-Biedl associant en général une rétinopathie, une hexadactylie, une déficience intellectuelle modérée à moyenne, une surcharge pondérale, une possibilité d’atteinte rénale. Ce sont souvent les signes cliniques associés qui conduisent au diagnostic dès la toute petite enfance (exemple : un rein anormal repéré à l’échographie anténatale) ; les rétinopathies simples sont en revanche diagnostiquées plus tard, lorsque l’enfant se trouve en difficulté en vision nocturne ou dans ses réalisations (à l’école maternelle ou au début de l’école primaire).

Cataractes congénitales :

Il s’agit d’une opacification totale ou partielle du cristallin dès la naissance.

Glaucome congénital :

Une malformation gênant la circulation de l’humeur aqueuse dans la chambre antérieure et postérieure de l’oeil provoque une hypertension intraoculaire. Les premiers signes cliniques en sont le larmoiement, une photophobie, une mégalocornée et/ou une buphtalmie.

Rétinoblastome :

C’est une tumeur maligne intraoculaire rare de l’enfant, qui peut être uni- ou bilatérale, révélée par une leucocorie ou un strabisme.

Syndromes malformatifs :

Ils peuvent être d’origine génétique ou non. Ils touchent soit exclusivement l’oeil ou les voies optiques (microphtalmie, anophtalmie), soit s’inscrivent dans un syndrome polymalformatif (exemple : le syndrome de Fraser, associant une absence de fentes palpébrales avec anophtalmie ou microphtalmie sévère, des malformations de l’appareil auditif, des anomalies urinaires ainsi que d’autres organes).

Séquelles de souffrances anté- ou néonatales :

Elles peuvent être responsables de l’atteinte des aires corticales de la vision (anoxie néonatale) ou d’une atteinte périphérique (oxygénation des prématurés).

Pathologies infectieuses anténatales :

Il s’agit de la toxoplasmose, de la rubéole, de la varicelle, de la grippe, etc.

Pathologies acquises :

Les plus fréquentes peuvent être regroupées de la façon suivante.

Pathologies tumorales :

Sauf dans le cas du rétinoblastome, qui est une pathologie héréditaire, elles surviennent chez un enfant dont le développement était jusqu’alors normal. Il n’est pas rare que le diagnostic de neurofibromatose de type 1 soit posé à la découverte d’un gliome des voies optiques. Trois éléments ont une importance particulière dans l’accompagnement de ces familles :

• l’effet de sidération dans lequel se trouvent les parents devant ce qui est pour eux « une catastrophe ». Toutes les familles disent, même longtemps après le diagnostic, que leur vie a basculé. L’engagement du pronostic vital (que l’on retrouve dans les souffrances néonatales graves) mobilise chez le jeune l’angoisse d’une mort imminente et, chez les parents, des mouvements de surinvestissement et de désinvestissement contradictoires et parallèles ;

• les traitements subis par l’enfant (chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie) sont complexes, douloureux, mutilants pour certains, la mutilation étant parfois la seule issue face au pronostic vital (l’énucléation dans le traitement du rétinoblastome ; la section des voies optiques dans le traitement chirurgical d’un gliome). Le corps de l’enfant devient un lieu de souffrance, manipulé par les soignants et le savoir médical et les parents évoquent leur difficulté à investir dans une bonne distance cet enfant dont on leur a dit qu’il risquait de mourir. Les séquelles autres que la déficience visuelle sont fréquentes (déficience intellectuelle, panhypopituitarisme) et participent du sentiment d’étrangeté qui s’instaure entre l’enfant et ses parents ;

• le risque de récidive renforce les mouvements d’investissement contradictoires des parents et l’ambivalence du lien.

Pathologies traumatiques :

Elles sont essentiellement séquellaires d’accidents domestiques ou de la circulation avec traumatisme crânien grave.

Comme nous l’avons noté plus haut, on retrouve dans ces pathologies l’effet de sidération lié à l’irruption de la déficience visuelle chez un enfant. Cependant, la déficience visuelle n’est souvent qu’un aspect du handicap et sa prise en charge s’inscrit dans une rééducation plus globale. Dès lors que la responsabilité d’un des parents est engagée, la dynamique familiale se trouve perturbée avec une fragilisation du couple parental qui peut aboutir à une explosion de la cellule familiale.

Parmi les pathologies traumatiques, il nous faut aussi citer le syndrome de Silverman et bébés secoués de Caffey, la déficience visuelle pouvant être l’une des séquelles d’un hématome sous-dural.

Pathologies infectieuses de l’enfance :

Il s’agit des méningites, des encéphalites, des maladies nosocomiales, etc. et plus particulièrement, dans les pays du tiers-monde, de la rougeole, du trachome, des conjonctivites chroniques non traitées.

Conséquences psychologiques et psychopathologiques :

Incidences perceptivomotrices et cognitives de la déficience visuelle précoce :

Le seul vrai aveugle, sur le plan psychique, est l’enfant aveugle congénital, dont les aires corticales visuelles n’ont jamais été sensibilisées. En effet, même si la perte de la vision intervient dès le plus jeune âge, les traces indélébiles de la coordination oculomotrice demeurent, en absence de vision.

L’enfant n’est alors pas considéré comme aveugle congénital. Le modèle théorique de l’ « Analyse des systèmes » développé par von Bertalanffy en 1968 et repris par Portalier explicite les deux types de système différents selon que la sensorialité déficitaire a déjà été utilisée ou non : chez l’aveugle secondaire, il y a seulement modification des interactions intrasystémiques sensorielles, alors que chez le sujet aveugle congénital, il y a mise en place d’un traitement de l’information totalement différent, l’équilibre du système étant assuré par l’interaction des sens autres que la vision. Reuchlin et Ohlman ont par ailleurs développé la « théorie de la vicariance sensorielle » selon laquelle un sujet présentant une déficience sensorielle évoque plus facilement les autres possibilités sensorielles mises à sa disposition. Le développement de l’enfant aveugle ne se fait donc pas comme celui d’un enfant « normal » avec la vue en moins, mais sur des bases intégrant la déficience visuelle, dans sa spécificité (congénitale/acquise – partielle/totale).

Les conduites motrices du nourrisson aveugle précoce diffèrent de celles du nourrisson voyant dès l’âge de trois ou quatre mois : Bullinger et Mellier ont montré que le nourrisson non voyant investit plus tardivement ses mains, qu’il les garde quelquefois jusqu’à un âge plus avancé enfoncées dans la bouche ou les yeux, alors qu’il continue à agiter les jambes comme un nouveau-né. L’absence de lien visuel avec les objets éloignés ne stimule pas chez ces enfants une activité motrice et exploratrice comme chez le nourrisson voyant et certains d’entre eux gardent, de longs moments, leurs bras et leurs mains repliés sur le corps, avec une motricité du bout des doigts de type néonatal. Par ailleurs ces nourrissons, privés de stimulation visuelle, restent plus longtemps hypotoniques et développent plus tardivement la motricité volontaire, et son corollaire, l’exploration motrice : le « quatre pattes » n’intervient que vers 1 an/18 mois, voire n’est jamais acquis chez les nourrissons aveugles complets (car il prive ces enfants de l’utilisation des bras pour explorer l’environnement et détecter les obstacles), et la marche autonome n’est habituellement pas acquise avant 18 mois, voire 3 ans. En revanche, de nombreux items du développement sensorimoteur sont réussis aux mêmes âges par les bébés aveugles et voyants (« redresse la tête », « se retourne sur le ventre », « marche trois pas, tenu par la main », etc. ). Par ailleurs, les différents auteurs notent la présence fréquente chez les enfants aveugles congénitaux de « conduites stéréotypées » désignées par le terme de blindismes : balancements de la tête et du tronc, doigts ou poings enfoncés dans les yeux, écholalie, frottement d’une main, etc. Ces comportements que l’on retrouve chez les enfants psychotiques s’inscrivent ici dans la recherche d’un flux continu de stimulation pour combler le vide laissé par la cécité ; ils cessent généralement dès que l’enfant rentre en relation ou dans une activité. Il est important cependant d’être vigilant et d’évoquer un trouble de la personnalité dès lors que ces comportements sont excessifs, que leur intensité entrave la relation ou qu’ils s’associent à d’autres symptômes évocateurs.

L’absence de prise de repères visuels chez les enfants aveugles congénitaux entraîne un retard important dans les opérations concrètes « infralogiques » : conservation de la quantité de matière indépendamment de la forme de celle-ci, représentation des déplacements dans l’espace, notion qui jouera un rôle essentiel dans la représentation mentale que le jeune aveugle congénital a de son environnement et donc de ses possibilités de déplacement en autonomie. Les études de Millar Rieser, Hatwell ont montré que le sujet aveugle congénital organise l’espace à partir de son corps propre et non pas à partir de l’espace visuel qui l’entoure ; un voyant privé de vue s’appuie sur des représentations visuelles spatiales pour améliorer sa prise de repères tactiles. De même un enfant qui a vu, même s’il n’en garde pas de souvenir visuel conscient, a plus de facilités dans la prise de repères spatiaux que l’aveugle de naissance qui montre un manque d’orientation adéquate dans l’espace. On retrouve cette difficulté de la maîtrise des relations entre le spatial et le temporel dans le développement du langage : le vocabulaire à forte connotation visuelle ne prend que difficilement sens chez l’aveugle congénital (les couleurs, la lumière, des espaces vastes comme une place, être caché – un objet mis sous un verre transparent est caché pour l’enfant aveugle –, etc.) et peut être employé sans être réellement investi de sens (« verbalisme »). Urwin a aussi pointé le manque de pertinence dans l’utilisation des expressions sociales.

Annonce de la déficience visuelle et ses conséquences psychopathologiques Importance de l’annonce :

Quel que soit le moment de l’annonce de la déficience visuelle et en particulier de la cécité, cette annonce fait effraction dans le psychisme parental. Tous les auteurs s’accordent pour dire que l’annonce du handicap, ici du déficit visuel, est un moment dramatique pour les parents : elle provoque une blessure narcissique qui les disqualifie dans leur « être parents », un traumatisme qui marque profondément la relation parentsenfant et plus particulièrement les processus d’accordage et d’attachement lorsque ce diagnostic est posé au tout début de la vie. Ben Soussan parle d’une rupture dans le temps, entre « un avant et un après ».

Les progrès de l’imagerie médicale permettent parfois un diagnostic anténatal qui provoque un arrêt de l’élaboration fantasmatique de la grossesse, et confronte les parents à un choix impossible, nécessitant un accompagnement psychologique, entre une interruption de grossesse et l’accueil d’un enfant différent. L’annonce dans le temps de la périnatalité a l’effet traumatique le plus marqué, et agit comme un trauma privilégié sur l’unité duelle mère-enfant, entravant les deux fonctions maternelles de protection et de stimulation : c’est ainsi que le nombre d’enfants présentant des troubles psychotiques parmi les enfants aveugles de naissance est proche de 50 % (dont 25 % à 30 % d’enfants autistes).

De nombreuses études autour de la notion d’interaction ont montré l’importance de la communication par le regard dès les premières semaines de la vie. Lors de l’allaitement (au sein ou au biberon), les nourrissons fixent le visage de leur mère et s’approprient dans le miroir du regard maternel la nourriture affective qui leur permet la construction de leur identité psychique. Dans la spirale des interactions, la mère se sent investie et reconnue par son enfant dans ce dialogue oeil à oeil.

Pour Robson, ce dialogue qui constitue le moteur des interactions précoces, et donc des processus d’attachement, déclenche chez la mère des conduites de stimulation multisensorielles, tactiles, auditives, olfactives, kinesthésiques qui se développeront ultérieurement. L’absence de ce regard mutuel entraîne une distorsion dans la dyade mère-enfant : la cécité renvoie le voyant au noir, à l’angoisse, à la mort et elle est, de même que la déficience visuelle grave, très souvent synonyme pour la mère de séparation et de déliaison des différentes sensorialités. Les parents se sentent alors dans l’incapacité d’apporter à leur enfant les attentions et les soins habituels dans le plaisir d’un échange partagé ; ils ne peuvent regarder cet enfant qui ne les voit pas, et ne peuvent initier non plus de dialogue corporel ou sonore avec l’enfant. Il est essentiel de soutenir très tôt les échanges multisensoriels entre le nourrisson déficient visuel et ses parents car des interactions précoces perturbées sont souvent suivies d’anomalies développementales et comportementales. Sans soutien psychologique, les parents, prisonniers de leur névrose traumatique, vivent l’enfant non voyant comme privé d’un espace psychique créatif et l’enferment dans la répétition : mêmes jeux jugés non dangereux, mêmes stimulations corporelles, mêmes mots ou locutions répétés sans que l’enfant n’ait l’espace de créer et de faire évoluer son propre langage. Comme l’a montré la recherche de Rogers et Puchalski, le développement de l’attachement dépend des modes d’interaction à l’intérieur de la dyade parentenfant dont les deux partenaires se trouvent en difficulté si l’enfant est déficient visuel : les échanges étant moins riches, la mère regarde moins son enfant et manque de ce fait certains signaux que celui-ci lui adresse.

Hatwell a montré que la cécité n’est pas en elle-même une entrave au développement (même si elle constate un retard prédominant dans les épreuves concrètes des tests psychométriques) lorsque la mère d’un enfant déficient visuel et a fortiori aveugle peut utiliser les autres sensorialités de façon spontanée.

Les différents échanges s’inscrivent alors dans le plaisir du jeu et dans la communication, l’enfant créant son propre langage.

Cet enfant peut, comme tout enfant, explorer, prendre des risques, s’éloigner ou se rapprocher selon son désir propre lorsque sa motricité le lui permet. Sa mère accepte ses manifestations d’angoisse face à l’inconnu et l’aide à les transformer en expériences positives de découverte et d’acquisition de l’autonomie, plutôt qu’en moments réactivant le traumatisme de l’annonce.

Il nous semble essentiel d’être attentif à la parole des mères qui expriment une angoisse particulière face à un nourrisson qu’elles ressentent comme peu réactif sur le plan visuel : une réassurance un peu hâtive sur les capacités visuelles de leur enfant, qui se révèlera plus tard déficient visuel, renforce leur sentiment d’incompétence, et ne leur permet pas d’imaginer d’autres voies de communication avec ce bébé.

Lorsque le déficit visuel n’est diagnostiqué que plus tardivement, l’impact de l’annonce sur la relation mère-enfant et le développement de l’enfant est lié à la qualité de cette relation qui a pu se mettre en place antérieurement et dont on sait qu’elle est soumise à des aléas multiples. Par ailleurs, les enjeux du diagnostic, avec l’implication ou non du pronostic vital, l’intervention d’hospitalisations itératives et de soins complexes modifient de fait les relations de cet enfant avec son environnement et la place qu’il occupe dans l’imaginaire parental et dans la dynamique familiale. Face à ce traumatisme, parents et enfant se trouvent confrontés à un travail psychique qui s’apparente au travail de deuil ; de nombreux auteurs décrivent plusieurs périodes dans l’évolution des réactions de l’enfant et de ses parents. L’enfant qui perd tardivement la vue vit un bouleversement majeur dans sa relation au monde : il perd ses repères habituels, et doit passer à des repères kinesthésiques, olfactifs, auditifs. Toutes ses activités sont atteintes : déplacements, actes de la vie quotidienne (faire ses lacets, fermer une fermeture éclair), relations aux autres (diminution des interactions et de la circulation des informations). La fatigue et la lenteur qui s’ensuivent persisteront malgré les techniques palliatives proposées.

Adolescent déficient visuel :

Une place particulière doit être donnée à l’adolescent déficient visuel.

Tout adolescent doit intégrer des modifications corporelles, affectives, intellectuelles qui lui permettent à terme d’acquérir l’autonomie nécessaire à sa vie d’adulte. Actuellement, cette élaboration se fait rarement dans l’isolement du jeune, mais essentiellement dans l’appartenance à un groupe de pairs et dans la différenciation entre le groupe d’adolescents et le monde des adultes. Nous pouvons mesurer la difficulté d’un adolescent dont l’environnement visuel (et donc l’image renvoyée par le miroir) est inexistant, ou flou, ou morcelé par une perception partielle, à se sentir dans l’identification « au même ». L’ajustement au groupe de pairs est particulièrement complexe et les relations adulte-jeune et bien sûr parents-jeune prennent une place essentielle dans l’incitation à l’autonomie du jeune déficient visuel. Il est d’autant plus important d’exprimer à l’adolescent déficient visuel ce qu’il induit dans son être, qu’aucun miroir ne peut lui en renvoyer un écho : son corps se modifie sans qu’il puisse le voir changer, et de même il ne voit pas le corps de ses pairs évoluer. Le regard a une place particulière dans les échanges entre adolescents pour repérer l’autre, l’observer, le séduire. C’est certainement le moment de la vie où il est le plus difficile d’être vu sans voir et de ne pas avoir les moyens de savoir si l’on est vu ou non. Les premiers émois amoureux du jeune déficient visuel s’ancrent plus dans une communication olfactive, sonore ou tactile que visuelle. Dans notre culture, le toucher est un sens très érotisé, et l’adolescent déficient visuel doit être aidé dans l’usage qu’il en fait, exploration ou séduction.

On a pu dire que tout enfant vit au moment de l’adolescence « un véritable déficit psychomoteur transitoire ». Les transformations corporelles font qu’il perd cet instrument de mesure et de référence qu’est la perception de son environnement à travers son corps ; il existe alors une certaine maladresse dans la mobilisation de ce corps dans l’espace, maladresse qui peut être d’autant plus présente que le positionnement visuel ne peut se faire et ne permet donc pas la prise de nouveaux repères.

Pour l’adolescent déficient visuel, la mise en place de ces repères passe par l’exploration motrice et proprioceptive de l’espace, qui lui permet une réappropriation de l’environnement.

Cet abord de l’environnement prend une dimension particulière dans l’acquisition progressive de l’autonomie psychique et physique ; l’enfant déficient visuel et a fortiori aveugle se trouve particulièrement empêché dans sa découverte du monde. Dès l’acquisition de la marche, le périmètre d’exploration de l’enfant voyant se trouve agrandi, et il expérimente l’éloignement d’avec sa mère en mesurant du regard la distance qui l’en sépare. À l’adolescence, l’appropriation de l’espace et des déplacements n’est alors que l’aboutissement d’étapes successives, qui n’ont pas pu se mettre en place pour l’enfant déficient visuel.

L’adolescent déficient visuel confronte ses parents à une prise de risque plus inquiétante : peut-il se déplacer seul ? Jusqu’où ?

Pour quoi faire ? Saura-t-il se protéger ? Toutes ces questions, habituelles entre un adolescent et ses parents, prennent ici une acuité particulière et l’adolescent déficient visuel, pas plus que les autres jeunes, ne peut être protégé de tous les dangers. Un positionnement trop restrictif des parents risque d’induire chez le jeune des passages à l’acte avec une mise en danger : il ira ailleurs, plus loin, différemment de ce qui avait été prévu, afin de se prouver qu’il en est capable, sans mesurer la prise de risques ou au contraire en la mesurant, mais en s’imaginant faire ainsi la preuve de son autonomie.

Parallèlement, l’autonomie psychique se construit autour de l’émergence chez l’adolescent déficient visuel d’un questionnement sur l’origine du handicap, sur ce que les autres perçoivent de cette différence. L’absence de réponse à ce questionnement enferme le jeune dans un renoncement à investir l’extérieur et dans un repli sur lui-même.

L’adolescence est pour le jeune déficient visuel et ses parents synonyme de renoncement : il y a souvent prise de conscience que le handicap est définitif, qu’il n’y aura pas de récupération visuelle, voire, au contraire, une aggravation du déficit sensoriel (dans le cas d’un grand nombre de rétinopathies, c’est à l’adolescence qu’il y a perte progressive de la vue, et passage de l’amblyopie à la cécité). Les adolescents déficients visuels se trouvent confrontés à l’élaboration d’un projet de vie limité par le handicap (choix d’une profession dont l’exercice est compatible avec la déficience visuelle). La demande de reconnaissance de « travailleur handicapé » et les démarches pour l’obtention des prestations de compensation du handicap à 19 ans fixent la situation de handicap, à l’âge où pour les autres jeunes il est communément admis que tout est encore possible. L’expérience clinique nous a montré qu’à ce moment-là, l’impossibilité de passer le permis de conduire ou de conduire un deux-roues prend une place symbolique particulière. Il se produit pour le jeune et ses parents une réactivation de l’effet d’annonce du handicap : les parents ne se sentent plus parents d’un enfant en cours d’évolution, mais d’un jeune majeur définitivement déficient visuel, et ce sentiment de perte d’une évolution positive possible peut aboutir à une fermeture fantasmatique.

Un accompagnement psychologique est alors important pour permettre ce passage de l’enfance à la vie d’adulte et le renoncement de la part des parents et du jeune au modèle de relations de l’enfance.

En conclusion :

Nous ne saurions trop insister sur l’importance de l’accompagnement psychologique des enfants déficients visuels et de leurs parents. Il est essentiel, quel que soit l’âge de l’enfant lors du diagnostic, d’aider ces parents et plus particulièrement la mère des enfants très jeunes afin d’éviter que l’annonce du diagnostic ne l’enferme dans une névrose traumatique, qui aggraverait le handicap sensoriel de l’enfant en favorisant l’installation d’une distorsion dans la dyade mère-enfant.

Dans le cadre d’une thérapie individuelle de l’enfant déficient visuel ou d’une thérapie familiale de l’enfant et sa famille, le thérapeute doit être attentif à l’absence pour le jeune déficient visuel de la perception des échanges visuels. Ces échanges, s’ils existent entre les autres membres de la famille, doivent être verbalisés par le thérapeute afin que chacun prenne conscience des différents canaux de communication utilisés. Le silence prend une place particulière puisque le maintien du lien pour le sujet déficient visuel se fait essentiellement par le canal auditif.

Il est par ailleurs important de soutenir le jeune déficient visuel dans ses désirs d’autonomie : la dynamique familiale s’organise volontiers dans la surprotection du jeune déficient visuel afin de lui éviter toute expérience imaginée comme dangereuse.

Rééducations et techniques palliatives :

Il est essentiel de soutenir le développement des enfants déficients visuels par différentes rééducations.

Orthoptie :

Elle s’adresse aux enfants qui ont des capacités visuelles, même très réduites, et permet qu’ils les utilisent au mieux en améliorant leur vision fonctionnelle et en instaurant une communication visuelle. Chez le nourrisson déficient visuel, il est important que l’orthoptiste propose très tôt un bilan (ce bilan est possible dès 6 mois, voire avant) pour renseigner les parents sur l’utilisation de la vue par le bébé : existe-t-il une perception de la lumière, du mouvement, de la forme, avec ou non un oeil préférentiel, dans une direction privilégiée ou non, avec une action oculomotrice limitée ou non. Si le bébé regarde de côté, il faut expliquer à la mère qu’il adopte une attitude de tête qui lui permet une meilleure vision et qu’il ne fuit pas le regard maternel. Il faut aussi donner rapidement aux parents des éléments qui les aident à proposer à l’enfant des objets adaptés et qui lui permettent de faire des expériences seul : choisir des jouets dont les contrastes (noir/blanc par exemple) mettent l’enfant dans des conditions optimales de discrimination.

Tout en développant l’efficience des autres sens, il est essentiel de stimuler l’utilisation de la vue. Pour que l’enfant utilise au mieux ses capacités visuelles, l’orthoptiste aide à l’aménagement de l’espace : le bébé doit pouvoir explorer des espaces réduits et contenants, dans lesquels il se sent en sécurité. Dans le cadre de la rééducation, l’orthoptiste permet à l’enfant de développer des stratégies (améliorer l’orientation visuelle, utiliser le balayage visuel pour réduire la gêne due à un champ visuel tubulaire, trouver une position de blocage d’un nystagmus, etc.), d’aménager son espace de jeu ou de travail pour utiliser au mieux ses capacités visuelles (plan incliné pour les enfants lecteurs, éclairage adapté, agrandissement d’un texte en fonction de l’atteinte visuelle, etc.). Enfin l’orthoptiste intervient aussi dans le choix et l’utilisation d’aides optiques appropriées : loupes à main ou à poser, système télescopique de loin, téléagrandisseur, etc.

Il est donc essentiel que cette guidance intervienne très tôt, d’une part pour éviter l’installation de distorsions dans la relation parents-enfant, d’autre part comme base de réflexion à l’ensemble des techniques palliatives qui pourront être proposées à cet enfant.

Rééducation psychomotrice :

Elle permet à l’enfant de travailler ses sensations proprioceptives et kinesthésiques et d’utiliser les canaux corporels de la communication. Le matériel utilisé stimule les autres sens (toucher, audition, olfaction) sur le mode ludique, mais dans le but que l’enfant puisse percevoir les déplacements de son corps et des objets dans l’espace. La technique Snoezelen est intéressante mais non indispensable et les méthodes plus simples de stimulation sensorielle gardent tout leur intérêt. Des recherches ont abouti à la mise au point d’aides techniques à la suppléance sensorielle comme le Guide ultrasonique de Kay (GUS), surtout utilisé dans les pays anglo-saxons, qui à partir de l’envoi d’ultrasons renseigne l’enfant, par une stimulation sonore, sur les objets sur lesquels se réfléchissent les ultrasons. Le flux sensoriel auditif permanent est censé remplacer le vide laissé par l’absence de sensorialité visuelle. Certains nourrissons aveugles peuvent être stimulés positivement par le GUS (diminution des « blindismes », meilleure tonicité, etc.) mais il existe une grande variabilité dans l’acceptation et l’efficacité d’un enfant à l’autre et le GUS ne semble être intéressant que ponctuellement pour soutenir une nouvelle acquisition ; les bébés le refusent d’ailleurs dès cette nouvelle acquisition en place.

La psychomotricité soutient l’enfant déficient visuel dans ses acquisitions motrices en l’aidant à trouver une sécurité interne dans ses déplacements.

De nombreuses activités sportives peuvent être adaptées au jeune déficient visuel avec l’intervention d’un guide ; nous signalons plus spécifiquement le tandem et le Torr ball qui est un sport collectif utilisant un ballon sonore et qui se pratique sous bandeau.

Éducation et/ou rééducation en locomotion :

Elle s’est développée d’abord aux États-Unis ; son objectif est de permettre à l’enfant déficient visuel de se déplacer en sécurité et avec une autonomie se rapprochant le plus possible de celle des enfants voyants de son âge : il ne s’agit donc pas, pour l’enfant déficient visuel, de connaître des trajets par coeur, mais d’apprendre des techniques et des stratégies lui permettant d’éviter les obstacles, de percevoir les dénivellations, de s’orienter dans ses déplacements à l’intérieur et à l’extérieur, de traverser les rues. Si l’instructeur de locomotion le juge nécessaire, une canne blanche est proposée, soit en permanence, soit dans certaines situations (de nuit, lors de traversées, etc.) et nécessite l’apprentissage de la technique de canne pour une bonne gestion des obstacles. La locomotion est donc un facteur essentiel de l’autonomie du jeune déficient visuel dans ses déplacements, mais si elle mobilise les possibilités de chacun, elle en pointe aussi les limites.

Nous n’abordons pas la question du chien-guide : son attribution nécessite que la personne déficiente visuelle ait déjà une bonne autonomie dans ses déplacements et dans sa vie quotidienne ; de ce fait, il n’y a pas d’attribution de chien dans l’enfance et rarement à l’adolescence, du moins en France.

Certaines écoles de chiens-guides canadiennes travaillent en revanche avec des enfants.

Aide à la vie journalière (AVJ) :

Il s’agit d’aider l’enfant déficient visuel à trouver des techniques qui lui permettent d’accomplir seul les actes de la vie quotidienne qui deviennent complexes sans repérage visuel : trouver le sens de ses vêtements et s’habiller, mettre une clé dans une serrure, se servir à boire, trouver sa nourriture dans son assiette et la couper, etc. Ce travail est essentiel pour permettre à l’enfant déficient visuel d’acquérir son autonomie et de se dégager de l’emprise parentale. Les AVJistes sont des ergothérapeutes spécialisés.

Braille :

C’est un système d’écriture tactile destiné aux personnes déficientes visuelles qui ne peuvent pas lire « en noir ». Chaque lettre est représentée par une combinaison de un à six points en relief dans une matrice de deux points de large sur trois de haut. L’outil informatique présente aussi des adaptations pour les personnes déficientes visuelles : plage tactile en braille permettant la relecture manuelle, synthèse vocale, etc.

Structures de soins :

Elles sont assurées en fonction de l’âge et des besoins des enfants par des structures différentes intervenant à domicile et sur le lieu de socialisation ou de scolarisation de l’enfant : service d’aide à l’acquisition de l’autonomie et à l’intégration scolaire (SAAAIS) ; service d’accompagnement familial et d’éducation précoce (SAFEP) ; service pour l’intégration des enfants déficients visuels et aveugles (SIDVA) ; service d’éducation spécialisée et de soins à domicile (SESSAD) ; ou lors de consultations : centre d’action médicosociale précoce (CAMSP) ; centre médicopsychologique (CMP).

Déficience visuelle et scolarisation :

L’enfant déficient visuel peut être, comme tout enfant, accueilli en crèche et en maternelle ; il est cependant important qu’il y ait intervention des professionnels des rééducation cités plus haut, afin d’adapter l’environnement et les activités à l’enfant. À l’école primaire, et dans la suite de la scolarité, il sera nécessaire de proposer à l’enfant des documents agrandis ou transcrits en braille, en fonction de ses besoins. Il existe des établissements d’éducation sensorielle pour déficients visuels – l’Institut national des jeunes aveugles (INJA) –, des classes d’intégration scolaire pour déficients visuels (CLISS-DV), des établissements privés ou gérés par des associations. À l’adolescence, et seulement à l’adolescence de notre point de vue, la question de l’internat peut se poser : le jeune déficient visuel pourra ainsi, dans un groupe de pairs, être sollicité dans des actes et des apprentissages de la vie quotidienne, travailler et expérimenter son autonomie, et s’approprier, dans un espace personnel, les différentes techniques palliatives dont il aura besoin dans sa vie d’adulte.

Depuis la loi du 11 février 2005, c’est la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) qui est le lieu unique destiné à accompagner les personnes handicapées et leurs familles dans leurs démarches. C’est elle qui propose, en collaboration avec les professionnels qui connaissent l’enfant, le service de soins et d’accompagnement le mieux adapté aux besoins de cet enfant.

Conclusion :

La précocité et la pluridisciplinarité dans le suivi de l’enfant déficient visuel nous semble essentielles pour proposer non seulement des rééducations spécifiques, mais aussi un espace de parole à cet enfant et à ses parents.