Insuffisances rénales aiguës médicamenteuses

Généralités :

L’insuffisance rénale aiguë (IRA) médicamenteuse représenterait 20 % des étiologies des IRA. Son incidence est croissante du fait de l’émergence de nouvelles molécules potentiellement néphrotoxiques et de la multiplication des prescriptions médicamenteuses. Cette incidence est cependant très certainement sous-estimée compte tenu du caractère volontiers silencieux de la symptomatologie. Les IRA médicamenteuses sont classiquement considérées comme de meilleur pronostic que les IRA d’autre origine. Cette notion doit être nuancée chez le patient hospitalisé. L’IRA médicamenteuse, surtout si elle survient avec d’autres défaillances viscérales, est associée à une surmortalité avec une multiplication du risque de décès par 5,5 dans certaines études.

Elle est également grevée d’une lourde morbidité : nécessité de dialyse aiguë dans 20 à 60 % des cas, persistance d’une insuffisance rénale chronique résiduelle (créatininémie > 200 μmol/l) chez 15 % des patients. Enfin, il faut souligner le rôle délétère de la survenue d’une IRA médicamenteuse sur l’évolutivité d’une néphropathie préexistante.

L’IRA médicamenteuse est plus fréquemment décrite chez le sujet âgé, chez le porteur de transplant rénal ou de rein unique fonctionnel et au cours de certaines maladies générales telles que la maladie athéromateuse diffuse, le diabète ou le myélome. La plupart des IRA médicamenteuses mettent en jeu une hypoperfusion rénale et l’exposition à une thérapeutique altérant la vasorégulation rénale. Il s’agit le plus souvent d’une tubulopathie.

La physiopathologie de l’atteinte rénale d’origine médicamenteuse n’est pas univoque. La toxicité rénale est notamment favorisée par les associations médicamenteuses et par la nonadaptation des posologies en fonction de la filtration glomérulaire.

Il faut souligner l’importance de la dose administrée, du mode et de la vitesse d’administration et de l’intervalle séparant deux administrations.

L’IRA médicamenteuse est dans l’immense majorité des cas paucisymptomatique. Elle est le plus souvent à diurèse conservée.

Elle est fréquemment diagnostiquée avec retard, devant une élévation de la créatininémie dont le dosage est réalisé à titre « systématique ». Dans de très rares cas, elle se traduit par une symptomatologie plus bruyante : vasculite d’hypersensibilité, microangiopathie thrombotique, obstacle à l’écoulement de l’urine, hémolyse aiguë intravasculaire, syndrome néphrotique…

Étiologies des insuffisances rénales aiguës médicamenteuses :

AMINOSIDES :

Les aminosides sont classiquement les médicaments les plus fréquemment en cause ; ils seraient responsables d’environ 25 % des insuffisances rénales aiguës. Ils sont peu liés aux protéines et sont éliminés par filtration glomérulaire sans métabolisme. Ils se concentrent dans les cellules tubulaires proximales, dans lesquelles ils pénètrent par endocytose, et sont stockés dans les lysosomes sous forme de corps myéloïdes. Cette accumulation intracellulaire induit la nécrose de la cellule tubulaire. Le temps d’exposition de la cellule tubulaire à l’aminoside est un élément déterminant de la toxicité et plaide pour l’utilisation d’une dose unique avec espacement des réinjections. L’insuffisance rénale s’observe habituellement après plusieurs jours de traitement (7 à 10 en moyenne) et se révèle parfois après son arrêt.

La néphrotoxicité est multifactorielle. Elle implique l’hypovolémie, qui majore la réabsorption proximale, le surdosage thérapeutique avec notamment l’absence d’adaptation des posologies à la fonction rénale, la réinjection trop précoce alors que le taux résiduel est encore élevé, une durée prolongée de traitement, les associations médicamenteuses, l’infection locorégionale, le sepsis où se combinent hypovolémie, redistribution vasculaire et endotoxinémie. Il faut également citer l’administration à certains patients présentant une contre-indication classique telle que le syndrome hépatorénal.

La symptomatologie de l’IRA est le plus souvent d’installation progressive, à diurèse conservée, dans le cadre d’une tubulopathie proximale, voire distale. Les aminosides doivent être interrompus dans la mesure du possible, sauf absolue nécessité microbiologique et impossibilité de substitution par une autre classe thérapeutique.

Le traitement symptomatique impose la correction de toute hypovolémie. En cas de surdosage majeur, la dialyse est un moyen d’épuration des aminosides. L’IRA évolue classiquement vers la guérison dans un délai de 4 à 6 semaines, avec parfois une récupération incomplète.

La prévention comporte plusieurs mesures : limitation de la prescription des aminosides aux situations où leur administration est recommandée, non-recours aux diurétiques (risque d’hypovolémie), adaptation des posologies, utilisation de courte durée, administration en dose unique journalière, dans les cas difficiles (insuffisance rénale, sujet âgé…), une réinjection guidée sur les résultats des taux sériques résiduels. Le respect de ces pratiques concourt à l’amélioration de la tolérance des aminosides sur les terrains à risque.

PRODUITS DE CONTRASTE IODÉS (PCI) :

L’utilisation des PCI par voie intraveineuse ou intra-artérielle est en constante augmentation en radiologie diagnostique et interventionnelle et expose donc à un risque croissant d’IRA aux PCI. L’incidence de la néphropathie induite par les PCI hypoosmolaires est inférieure à 2 % dans la population générale ; elle est de l’ordre de 5,5 % chez l’insuffisant rénal chronique (IRC) et de 12 à 50 % chez les patients diabétiques insuffisants rénaux.

Les facteurs de risque d’IRA aux PCI sont la déshydratation, le diabète, l’insuffisance rénale préexistante (attention au sujet âgé), la dose administrée et la répétition des injections. En cas de gammapathie monoclonale, le risque de précipitation intratubulaire des chaînes légères ne semble pas accru en l’absence de déshydratation, d’hypercalcémie ou d’insuffisance rénale préalable.

L’utilisation de PCI iso-osmolaires réduirait le risque d’IRA. Les principaux mécanismes impliqués dans la néphrotoxicité sont l’ischémie médullaire liée à une vasoconstriction intrarénale induite par l’endothéline ou l’adénosine et une toxicité tubulaire directe des PCI majorée par l’ischémie.

L’IRA survient dans les 3 jours qui suivent l’injection des PCI et culmine au cinquième jour. Il s’agit d’une nécrose tubulaire aiguë.

Le plus souvent, elle est à diurèse conservée, transitoire et régresse rapidement. La survenue d’une IRA après artériographie doit toujours faire évoquer de principe la possibilité d’une maladie des embolies de cholestérol.

La prévention de l’IRA aux PCI repose sur plusieurs points essentiels.

La prescription d’un examen comportant l’injection intravasculaire de PCI doit prendre en compte le coût, le risque et le bénéfice pour le patient par rapport aux autres examens d’imagerie médicale.

L’administration de gadolinium utilisée en résonance magnétique nucléaire et parfois en radiologie conventionnelle n’est pas exempte de risque d’IRA. Le patient doit être informé des effets indésirables potentiels liés à l’utilisation des PCI. On privilégiera l’injection d’un faible volume de PCI non ioniques iso-osmolaires en veillant à ne pas effectuer un autre examen avec injection de PCI de façon rapprochée. Il est nécessaire d’effectuer un dosage de la créatinine plasmatique avant l’examen et 48 heures après pour ne pas méconnaître la survenue d’une IRA aux PCI. Les médicaments néphrotoxiques non indispensables, tels que les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), doivent être interrompus transitoirement. Il paraît également prudent d’arrêter, si cela est possible, les diurétiques dans les 24 heures qui précèdent et suivent l’injection de PCI. Le bénéfice de l’administration préventive de dopamine observé dans les modèles expérimentaux n’est pas confirmé chez l’homme. L’efficacité du fénoldopam suggérée dans une étude récente non contrôlée nécessite confirmation.

Chez l’insuffisant rénal chronique, le furosémide et le mannitol aggravent la néphrotoxicité des PCI. L’expansion volémique réduit la néphrotoxicité des PCI chez le patient diabétique et chez l’IRC ; il semble préférable de la réaliser avec des solutés isotoniques plutôt qu’avec des solutés hypotoniques. L’inhibition des récepteurs A2 de l’adénosine par la théophylline permettrait de réduire le risque d’IRA aux PCI. L’administration prophylactique de théophylline lors de coronarographies prévient la néphrotoxicité aux PCI chez le diabétique et chez l’IRC. L’administration orale prophylactique de N-acétylcystéine (NAC) 600 mg toutes les 12 heures la veille et le jour de l’examen chez les IRC, associée à une hydratation, préviendrait la néphropathie aux PCI après tomodensitométrie avec injection d’iode ou après coronarographie. Toutefois, dans ces études, l’effet bénéfique est généralement obtenu grâce à une amélioration de la clairance de la créatinine dans le groupe traité…. Dans un travail récent conduit chez le volontaire sain, l’administration de NAC améliore la clairance de la créatinine alors qu’elle ne modifie pas le degré de filtration glomérulaire apprécié par le dosage de la cystatine C.

Ceci suggère que la NAC favorise une sécrétion tubulaire de créatinine et ce résultat remet en cause les données rapportées dans les études positives avec la NAC.

L’administration d’une séance d’hémodialyse intermittente après coronarographie aux patients en IRC ne prévient pas la survenue de la néphropathie aux PCI. Dans une étude randomisée contrôlée récente réalisée chez ces patients, l’efficacité de l’hémofiltration veinoveineuse continue, débutée 6 heures avant une coronarographie et poursuivie 18 heures après l’examen (débit sang : 200 ml/min, débit de substitution = 1 l/h, débit d’ultrafiltration = 1 l/h), s’avère supérieure à l’injection de cristalloïde (sérum physiologique, 1 ml/kg/h) administrée au cours de la même période pour prévenir l’IRA aux PCI. La mortalité hospitalière et la mortalité à 1 an sont significativement réduites dans le groupe traité par hémofiltration. Toutefois, la forte mortalité hospitalière dans le groupe contrôle (14 %), le manque d’informations sur la date de survenue de ces décès par rapport à l’examen, l’absence de données concernant l’héparinothérapie dans le groupe contrôle ou concernant les complications athérothrombotiques dans les deux groupes rendent délicate l’interprétation des résultats.

SOLUTÉS DE REMPLISSAGE : DEXTRANS ET HYDROXYÉTHYLAMIDONS (HEA)

Ils sont responsables de lésions histologiques de néphrose osmotique qui touchent l’ensemble des tubules et peuvent persister jusqu’à 2 ans, évoquant un processus de thésaurisation. Cependant, leur retentissement sur la fonction rénale reste controversé après transplantation rénale et dans le choc septique. Chez le patient transplanté rénal, les études rétrospectives montrent que les HEA utilisés aux posologies conventionnelles n’altèrent pas la fonction du greffon, même en présence de lésions histologiques. Toutefois, une étude prospective sur un faible collectif de patients montre une augmentation de la créatininémie à j10, et du recours à la suppléance rénale dans le groupe traité par HEA versus gélatine, sans augmentation de la mortalité. Une autre étude prospective au cours des états septiques sévères rapporte des résultats comparables ; il faut noter cependant une plus grande fréquence de dysfonctions rénales, d’hypovolémie et de médicaments néphrotoxiques à l’inclusion dans le groupe HEA.

DIURÉTIQUES, INHIBITEURS DE L’ENZYME DE CONVERSION DE L’ANGIOTENSINE (IEC), ANTAGONISTES DES RÉCEPTEURS DE L’ANGIOTENSINE 2 ET AINS

Compte tenu de leur utilisation fréquente, ces médicaments représentent une étiologie majeure des IRAmédicamenteuses. Ainsi, dans le mois qui suit l’instauration d’un traitement par AINS, le risque d’hospitalisation pour IRA est multiplié par 4. Les patients ayant une sténose bilatérale des artères rénales, une sténose unique sur rein unique anatomique ou fonctionnel, ou une  néphroangiosclérose avec réduction du réseau artériel rénal en distalité sont particulièrement exposés à ce type d’IRA.

Les diurétiques, les IEC, les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine 2 et les AINS entraînent une IRA initialement fonctionnelle par interférence avec des facteurs modulant la filtration glomérulaire tels que le système neurohormonal vasoconstricteur et les prostaglandines vasodilatatrices. En situation d’hypovolémie absolue ou relative, la noradrénaline, le système rénineangiotensine-aldostérone et l’hormone antidiurétique (ADH) vont contribuer, par des mécanismes hémodynamiques indirects (vasoconstriction de l’artériole efférente) et par des mécanismes tubulaires directs (réabsorption hydrosodée), au maintien de la volémie et de la filtration glomérulaire. Cette réaction est contrebalancée par la production de prostaglandines vasodilatatrices sur les artérioles afférentes et efférentes et dont les effets tubulaires aboutissent à une augmentation de l’excrétion hydrosodée.

La contraction volémique (pertes digestives, diurèse osmotique, coup de chaleur…) est l’élément déterminant dans la survenue de l’IRA rapportée au cours de ces traitements. Les diurétiques induisent une hypovolémie. Les IEC et les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine 2 s’opposent à l’action de l’angiotensine 2. Les AINS diminuent la synthèse des prostaglandines. La combinaison de ces traitements majore le risque d’IRA.

MÉDICAMENTS POURVOYEURS DE NÉPHROPATHIES ALLERGIQUES :

Les mécanismes responsables de ces néphropathies sont multiples : vasculite d’hypersensibilité, néphropathie interstitielle aiguë…

Principes du traitement :

Le traitement de l’IRA médicamenteuse consiste à interrompre les traitements néphrotoxiques, sauf en cas d’impossibilité. Le traitement préventif est la pierre angulaire du traitement de l’IRA médicamenteuse. La prescription de traitements potentiellement néphrotoxiques doit prendre en compte le rapport bénéfice/risque pour le patient. Il faut veiller à ajuster les posologies à la fonction rénale, à respecter les durées de traitement, à limiter les associations thérapeutiques et à prévenir l’hypovolémie. Le traitement symptomatique est non spécifique. L’administration des diurétiques est déconseillée. Le recours à l’épuration extrarénale peut être nécessaire en cas d’accumulation importante des déchets azotés, de troubles métaboliques sévères, ou de surcharge hydrosodée menaçante.